Le monde de l’IA américain s’est temporairement arrêté de tourner cette semaine suite à la sortie du nouveau modèle chinois DeepSeek, dont le rapport performance/coût pourrait remettre en cause le développement de la technologie tel que nous le connaissons.
Les médias avaient fini par s’habituer aux proclamations fracassantes des géants d’outre-Atlantique : après les révélations concernant les plans d’investissement colossaux de Microsoft et Meta Platforms au début de l’année, le Président Donald Trump a lui-même annoncé la semaine dernière la naissance d’un consortium baptisé Stargate, dans lequel Oracle, OpenAI et SoftBank Group se disent prêts à investir jusqu’à 500 milliards de dollars dans des infrastructures dédiées à l’IA au cours des quatre prochaines années.
Dans ce contexte, l’annonce que DeepSeek serait né pour une fraction des investissements nécessaires à ses rivaux a fait l’effet d’une douche glaciale. Mobile World Live (MWL) a donc tendu le micro aux spécialistes du domaine pour essayer de mieux comprendre ce que l’irruption du modèle chinois signifie pour l’industrie de l’IA américaine.
Le 27 janvier, le Nasdaq a enregistré un repli de 3 %, tandis que les actions de Nvidia, fournisseur clé de processeurs indispensables pour l’apprentissage des modèles, ont dévissé de près 17 % suite à la sortie de DeepSeek-R1, l’app la plus téléchargée sur les iPhones américains le même jour.
Les créateurs de DeepSeek affirment que deux mois et environ 5,6 millions de dollars ont suffi pour produire le modèle, élaboré en outre grâce à des processeurs H800 de Nvidia, moins avancés que ceux utilisés par ses concurrents américains.
Roy Chua, fondateur et analyste principal du cabinet AvidThink, précise à MWL que l’entraînement de DeepSeekV3, le modèle sur lequel l’app R-1 est basée, n’a requis que 2 000 processeurs H800.
« Le résultat est impressionnant », juge l’analyste, quand on compare les 2,7 millions d’heures de calcul sur processeurs H800 au 30,8 millions d’heures de calcul sur des puces H100 dernier cri (mais dont l’exportation est interdite) dont a bénéficié le modèle Llama 3.1 de Meta Platforms.
« Certains analystes ont exprimé leur scepticisme et suggéré, sans que ce soit confirmé, que DeepSeek avait eu accès à des dizaines de milliers de puces plus performantes », concède toutefois Roy Chua.
Mais l’analyste ajoute que DeepSeek, soutenu par le fonds chinois High-Flyer, publie ses modèles sous une licence MIT sans restrictions tandis que le modèle open-source Llama de Meta Platforms ne peut être utilisé par ses concurrents sans détention d’une licence.
Pour Scott Raynovich, fondateur et analyste principal du cabinet de recherche Futuriom, DeepSeek inquiète « parce qu’il conduit les gens à se demander si l’on ne paye pas trop cher pour les infrastructures d’IA et si l’on est pas en train d’entrer dans une phase de réduction rapide des coûts et de marchandisation ».
« Ces craintes sont peut-être un peu prématurées, mais il est possible que les coûts des infrastructure d’IA soient revus à la baisse avec le temps, continue Scott Raynovich. Ce qui serait bon pour une adoption par les entreprises. »
Embargo inefficace
Pour Roy Chua, le succès du modèle à bas coût qu’est DeepSeek montre également que les restrictions à l’exportation décidées par Washington n’ont guère d’effet, que l’innovation peut continuer malgré tout à s’épanouir et que les entreprises chinoises savent s’adapter, ce que confirme par ailleurs la croissance continue dont se targue Huawei.
« Je pense que les États-Unis sont toujours en tête mais que la distance qui sépare l’Amérique et l’Occident et la Chine diminue rapidement », reprend l’analyste.
Matt Walker, chef analyste chez MTN Consulting, remarque pour sa part que la rivalité entre les États-Unis et la Chine est la principale motivation cachée derrière l’annonce de Stargate.
« La Chine a montré qu’elle était capable de consacrer d’énormes sommes d’argent à des initiatives de R&D capables de lui procurer un avantage sur d’autres pays, mais le gouvernement de la Chine peut contrôler son secteur privé », continue Matt Walker.
Il considère que les deux grands partis politiques américains se sont montrés trop timorés vis-à-vis de la Chine pendant des décennies parce que « les intérêts commerciaux ont pris le dessus sur tout le reste ».
Le financement de l’IA en question
Tant Roy Chua que Scott Raynovich estiment que le développement de l’IA et des infrastructures associées aux États-Unis coûtera des milliards de dollars – par milliers.
« Nous essayons tous d’évaluer les sommes qui seront consacrées aux infrastructures d’IA, et comment elle sera adoptée par les entreprises, note Scott Raynovich. Nous savons à l’heure actuelle qu’il faudra investir mille milliards de dollars ou plus dans l’infrastructure. Ce que nous ignorons, c’est l’ampleur de la demande des entreprises qui résultera de cet investissement – et si elle sera rentable.»
De fait, Stargate pourrait aider significativement à atteindre cet objectif.
Roy Chua note que Trump et les trois patrons associés dans le consortium – Masayoshi Son (SoftBank), Sam Altman (OpenAI) et Larry Ellison (Oracle) – « ont tendance à dessiner l’avenir à grands traits, en laissant les détails à peaufiner plus tard ».
En plus de trouver des ressources financières massives, Roy Chua souligne que les industriels de l’IA doivent résoudre le problème de l’alimentation en énergie, ce qui risque de remettre en cause les engagements pris par les entreprises en faveur du développement durable.
Les géants américains doivent également démontrer que leur technologie va continuer à progresser et que « d’autres éditeurs de logiciels peuvent transformer cette technologie en services et produits de consommation ».
« Jusqu’à présent, nous sommes un peu en retard sur la création de valeur et plus motivés par le désir de remporter la course aux armements, mais ça ne durera pas », estime l’analyste d’AvidThink.
Pour Matt Walker, l’investissement potentiel de 500 milliards dans Stargate représente « pour l’essentiel le volume d’investissement que ces grandes entreprises auraient consenti de toute façon », mais avec l’aide de subventions du gouvernement.
« Une bonne partie de ces promesses ne se matérialiseront jamais mais le gouvernement américain pourrait jouer un rôle utile en stimulant un développement plus rapide des sources d’énergie renouvelables, une des limites qui freine les progrès de l’IA », ajoute Matt Walker.
Donald Trump a proclamé pour sa part que la sortie de DeepSeek avait valeur de « signal d’alarme » pour le monde tech américain.
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